CHAPITRE XVIII

On travaillait ferme. C’était maintenant, sous le ciel froid, dans la lumière de sang du Soleil muté et la difficile existence en cette atmosphère spéciale où il fallait de surcroît s’adapter à la pesanteur lunaire, un véritable chantier autour de l’épave du Sygnos.

Cyrille avait pris d’autorité la direction des opérations et tous collaboraient avec enthousiasme. Mourad, à la fois solide et adroit, abattait un ouvrage considérable, qu’il s’agisse de soulever d’énormes poids, de découper des parois métalliques au chalumeau ou de régler de délicats appareils. Fathia et Lynn avaient écouté attentivement les directives de l’ingénieur et elles n’étaient pas les moins actives.

Koonti, lui, faisait de son mieux. Mais il se fatiguait vite et alors on constatait une atténuation certaine de l’aura qui continuait à l’envelopper de façon discrète. Ce n’était que lorsqu’un des quatre jeunes gens se sentait épuisé qu’on faisait appel au sourcier. Il se concentrait, faisait effort pour tirer de lui-même le fluide revitalisant. La luminescence de son corps se manifestait. Son crâne irradiait et sa main bien davantage. Il esquissait une caresse au-dessus des corps las, accablés, et petit à petit ceux-ci étaient en mesure de fournir une action neuve et efficace.

On reprenait le marteau, le levier, le chalumeau. Dans l’immense carène, si fragmentée, écrasée, cabossée fût-elle, ils avaient trouvé tout ce qui leur était nécessaire à la remise en état définitive d’un cosmocanot.

Car – et c’était là le miracle – un des petits engins spatiaux logés dans son alvéole avait pratiquement résisté à l’écrasement lors du naufrage et aussi des vicissitudes du pauvre astronef brinquebalé par les séismes.

Un cosmocanot ! Le salut. On avait raflé des provisions en abondance dans les débris de la carcasse. Des semences, des germes venus des mondes lointains. Et il y avait l’oradium. L’oradium qui, même sommairement traité, dégageait ce fameux aura-hélium encore si mal connu mais dont on savait pertinemment qu’il était susceptible de remplacer n’importe quel carburant et surtout d’alimenter de façon parfaite les turboréacteurs d’un vaisseau spatial. Cyrille et ses compagnons n’étaient pas loin de croire qu’avec leur engin, dès qu’il serait convenablement remis en état, ils pourraient au besoin retourner jusqu’à Pégase.

Aussi ne chômaient-ils guère, sous le Soleil froid et sanglant, sous l’image géante de ce qui avait été leur planète patrie.

Koonti était paisible. Maintenant il retrouvait cette impression de communion avec la Lune qui l’avait soutenu utilement à plusieurs reprises. Il lui semblait que l’astre avait fait désormais alliance avec lui, ses convulsions paraissant curieusement avoir favorisé son sort. Ainsi, non seulement les pirates avaient été engloutis mais encore l’épave s’était libérée de la gangue minérale dans laquelle elle s’était trouvée enchâssée après l’effondrement des monts Hercyniens.

Quand les naufragés avaient retrouvé le Sygnos ou ce qu’il en restait, ils avaient pu constater que, en cet endroit, une nappe aqueuse stagnait. Les vestiges de l’astronef étaient partiellement immergés, les contractions du sol lunaire ayant ouvert une brèche sur la zone humide qui surplombait le dédale, zone où se situaient à la fois leur campement qu’ils avaient appelé Thalassa ainsi que la grotte aux stalactites qui servait de refuge aux forbans.

Un bien curieux phénomène avait favorisé Koonti, au cours de son supplice.

Ces gouttes d’eau, ces éléments d’un tourment infernal, finalement devenaient parmi ses souffrances de précieux auxiliaires. Koonti endurait un martyre c’était vrai. Mais parallèlement il concevait une sapience infuse incompréhensible au premier abord, tandis que, après sa main imprégnée d’oradium, c’était son crâne meurtri qui se mettait à son tour à irradier.

Et le patient avait compris ce qui se passait. Cette eau, qui martelait sa tête comme une vrille d’enfer, cette eau était saturée d’oradium.

Ce qui indiquait clairement – le fabuleux minerai n’ayant jamais été détecté sur la Lune – qu’il se trouvait AU-DESSOUS de l’épave.

Il lui avait été aisé, par la suite, de situer assez exactement l’emplacement du Sygnos meurtri. Et il lui semblait que la Lune avait favorisé ce retour, poussant étrangement la complaisance jusqu’à ouvrir une brèche dans son sol quand il avait ramené ses jeunes compagnons vers le point où il pensait pouvoir retrouver la précieuse carcasse.

Depuis qu’ils s’étaient réinstallés, ils disposaient de ce qui leur avait tellement et si longtemps manqué : l’eau. Aussi découvraient-ils de nouveaux motifs d’espérance. La région où ils se trouvaient, en bordure de la mer de la Rosée, au pied de la chaîne hercynienne totalement modifiée dans sa contexture, était humide et l’atmosphère s’en ressentait. D’autre part, de l’orifice par lequel ils avaient pu s’extirper des gouffres lunaires leur parvenaient encore des remugles du mystère qui s’était accompli en profondeur. Après le mascaret artificiel provoqué par la tactique de Cyrille Wagner, le séisme qui avait suivi et emporté la harde des forbans avait dû provoquer de bizarres phénomènes qui ne cessaient peut-être plus.

On pouvait imaginer quelque creuset fantastique subitement créé dans les profondeurs, tant par l’initiative humaine que par la fureur sélénite. Koonti et ses compagnons, humant parfois avec désagrément des relents de phosphore ou d’anhydride sulfurique tentaient de comprendre. Il était évident que l’oradium, dilué par le terrain humide et qui avait ainsi hypervolté le cerveau du sourcier s’était également infiltré dans la masse phréatique qui donnait naissance au ruisseau devenu torrent. Il fallait aussi penser aux mystères lunaires proprement dits. Les lumières encore inexpliquées émanant du cratère Alphonse et de certains autres points de la planète, ainsi que cette atmosphère insolite qui avait brusquement baigné un astre lequel n’en avait sans doute jamais possédé depuis la genèse des temps. Et tout cela formait un formidable conglomérat riche de toute évidence en réactions chimiques inédites.

Enfin, non sans frissonner, pouvait-on également supposer que des organismes humains avaient été incorporés de façon irrésistible à ce cocktail d’enfer lorsque le mascaret avait littéralement balayé le camp des forbans.

Koonti, donc, après les tortures à lui infligées, aurait pu se considérer comme favorisé. Non seulement ses facultés natives avaient été singulièrement augmentées, mais encore il était parfois saisi de vertige devant les révélations brusques qui traversaient sa pensée. L’oradium était évidemment l’origine de cette science, ou plutôt prescience, médiumnité, perception ondionique du monde, qui était désormais son apanage. Ainsi il lui suffisait de songer à un problème quelconque pour recevoir aussitôt une foule de données, imprécises encore, assez vagues au départ, mais parmi lesquelles il lui était loisible de faire un choix, d’étayer un raisonnement, de parvenir à une solution.

Oui, tout cela était très beau et Koonti continuait à panser les plaies, à apaiser les douleurs, à relever les énergies défaillantes de ses compagnons, la tête auréolée et la main irradiante. Malheureusement, ce n’était absolument pas tout et il y avait le revers de la médaille.

Un sérieux revers, pouvait-on dire.

Parfois, Koonti avait peur. Des faiblesses brusques le saisissaient. Il avouait alors qu’il se sentait littéralement « vidé », cette expression triviale exprimant bien ce qu’il ressentait. D’autre part son aspect physique se modifiait à vue d’œil, et dangereusement. Il maigrissait et dans son visage creusé les yeux brillaient d’un éclat inquiétant au fond des orbites. On le voyait à certains moments tituber comme un homme ivre ou se blottir dans quelque coin, immobile, rêveur. Les autres n’osaient plus lui parler, le déranger.

Il mangeait peu, ne discutait qu’à bon escient. Mais d’une façon générale il s’efforçait de demeurer aussi souriant et affable que possible vis-à-vis de ses compagnons.

Eux, comme Koonti, même si on évitait d’aborder le sujet, savaient bien que son cas était en réalité contre nature. Un simple humain ne saurait impunément disposer d’un tel apport. La sursaturation de l’eau sublunaire, qui avait partiellement noyé l’épave du Sygnos après le bouleversement sismique, si elle avait apporté à Koonti le supplicié une puissance radiante et cérébrale exceptionnelle, n’en rongeait pas moins son organisme.

Cependant, les quatre cosmonautes ne perdaient pas de temps. Après avoir constaté l’euphorie qu’un des cosmocanots demeurait relativement intact, ils s’étaient aussitôt évertués à sa remise en état. Maintes pièces manquaient ou étaient détruites. Seulement le Sygnos, on s’en souvient, avait embarqué deux canots spatiaux. Si bien que, dans les débris du second qui avait été écrasé au cours du naufrage et de ce qui s’en était suivi, ils avaient soigneusement sélectionné tout ce qui pouvait pallier le manque de celui encore quasi intact.

D’autres rouages faisant défaut étaient empruntés aux vestiges du grand astronef même. Et si enfin certains éléments étaient définitivement absents ou hors service, on travaillait ferme à leur reconstitution puisque le métal ne manquait pas, ni l’outillage indispensable qu’on avait pu récupérer.

Un homme tel que Cyrille Wagner s’était fait fort de lancer le cosmocanot dans l’espace. Et les autres, enthousiastes, donnaient le meilleur d’eux-mêmes dans ce travail artisanal que dirigeait un ingénieur parfaitement compétent en matière d’astronautique.

Un problème, toutefois, se posait.

On allait disposer, dans un délai relativement bref, d’un petit engin spatial. On pouvait y embarquer assez de provisions, de réserves, pour un long périple. Et bien entendu on y arrimerait soigneusement l’oradium. Les containers avaient été en partie fracassés pendant le naufrage et les séismes, et inondés par la suite ce qui avait provoqué de si singuliers effets. Le minerai, c’était évident, ne s’en portait pas plus mal et les premiers essais des réacteurs avec un tel carburant étaient probants. Wagner, fou de joie, affirmait qu’ils iraient ainsi jusqu’aux frontières du cosmos si l’envie leur en prenait.

Tout cela était très bien mais le côté pratique demeurait.

Le cosmocanot ainsi équipé pouvait emporter QUATRE passagers.

Et les rescapés de l’astronef naufragé étaient CINQ.

Les travaux avançaient et par instants les jeunes gens évoquaient leur futur départ. Irait-on vers d’autres mondes ou tenterait-on des recherches purement lunaires ? On en débattait, de préférence à l’écart de Koonti.

L’équipe avait pris quelque repos quand un incident inattendu bouleversa le petit groupe.

Lynn-aux-yeux-violets s’était chargée de ravitailler le campement en eau. Elle s’était donc rendue un peu à l’écart du chantier, vers les débris de l’épave, là où on distinguait la surface de la nappe phréatique où avait baigné le Sygnos et donc très près de l’orifice du tunnel par lequel ils avaient pu regagner le sol lunaire et ce qui était désormais l’air libre, dans la grande nuit solaire.

La jeune femme, ayant rempli deux récipients, s’apprêtait à revenir lorsqu’elle s’étonna de distinguer, à l’entrée de la galerie qu’elle allait dépasser, une singulière lueur écarlate très intense mais cependant de fréquence variable.

Intriguée, inquiète aussi, Lynn appela ses compagnons. Les trois hommes, qui entouraient Fathia laquelle s’occupait de préparer le repas, accoururent à cet appel qui leur paraissait angoissé.

Bien leur en prit.

Ils arrivaient lorsqu’une forme vaguement humaine jaillit du tunnel, une forme sombre mais auréolée d’une telle lueur rouge que cela évoquait un être à la silhouette littéralement baignée de flammes.

Ce monstre se précipita sur Lynn qui se mit à hurler. Cyrille et Mourad bondissaient les premiers, arrachant de leurs ceintures les revolasers que, par habitude de cosmonautes, ils ne quittaient jamais.

Lynn se débattait entre les griffes de ce démon. Effarés, les deux garçons n’en continuaient pas moins à foncer sur cette bête de feu. Lui firent-ils assez peur ? Toujours est-il que le monstre abandonna sa proie, retourna vers la galerie, s’y engouffra et disparut. Mais pendant quelques secondes encore ils distinguèrent les reflets de la lumière sanglante sur les parois toujours plus ou moins apparentées à des plaques de gypse.

On entourait Lynn à demi évanouie. On la réconfortait et Fathia retrouvant son rôle d’infirmière s’empressa de lui administrer un révulsif.

Elle était indemne, quitte pour la peur. Mais quelle peur !

Maintenant ils commentaient, ne comprenant rien à cette agression. La Lune pouvait-on penser, n’avait jamais recelé aucune faune. Et cet être irradiant de clarté pourpre, à quoi correspondait-il donc ? Cela ne ressemblait que de loin à un homme. Un gorille fulgurant ? Certes, dans les divers univers, il existe bien des créatures fantastiques, mais on n’en avait jamais signalées sur Séléné.

Lynn reprenait ses esprits. Et ils l’entendirent murmurer :

— Je… je crois que c’était Flaw…

— Flaw ! Mais non ! Tu as eu si peur que tu as cru…

Elle haletait, tentait de les convaincre :

— Je suis sûre… C’était un homme… Et c’était Flaw…

Et comme ils demeuraient sceptiques, mettant cette assertion sur le compte de la violente émotion éprouvée par la jeune femme, elle précisa :

— J’ai vu… très vite bien sûr… l’oreille… Un point vert… Brillant !

— L’émeraude !

Car, ils s’en souvenaient tous, le sinistre individu portait une émeraude en ornement auriculaire. Et Koonti prononça, d’un ton soudain très grave :

— Je crois que j’ai compris !